mercredi 23 avril 2014

Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer d'Antonio Lobo Antunes

Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? António Lobo Antunes Christian Bourgois avril 2014

Lisbonne, un jour de pluie. Une famille scrute les grandes heures de sa splendeur passée et sombre dans la névrose. Une oeuvre électrisante.

Lire António Lobo Antunes est un sport de l'extrême, une expérience limite toujours plus grisante. On s'accroche à chaque mot, comme à une rambarde chancelante sur un pont de fortune, tendu entre deux cimes. On avance pas à pas, au-dessus du vide, sans harnais narratif, sans héros de sécurité. Tout juste une horloge à laquelle se raccrocher. Il va bientôt être 6 heures, et cette perspective semble rassurer les personnages, si on peut les appeler ainsi, car ce sont des morts-vivants, entre deux eaux, entre deux souvenirs, entre deux phobies, et leur notion du temps diffère totalement de la nôtre.

Trois heures, la pire des heures, étouffante de tristesse, les a trop longtemps rencognés dans ses aiguilles en angle droit, et voilà qu'ils se laissent glisser dans une verticalité du temps, un dimanche de Pâques, sous les griffes de la pluie. « (Si j'étais libre d'écrire sur la pluie, vous comprendriez tout) », lâche l'auteur entre parenthèses, donnant ainsi une piste pour avancer dans son roman : il faut observer toutes les gouttes pour passer entre elles, récolter tous les mots pour reconstituer les discours. António Lobo Antunes aime conjuguer le verbe pleuvoir avec des personnes vivantes : les êtres pleuvent à tout bout de page, ils pleuvent des sueurs, de la fièvre, des larmes. Qui sont les habitants de ce livre arachnéen ? Les membres d'une même famille, répartis dans différentes régions d'un arbre généalogique noueux, certains sous terre, mangeant les racines, d'autres sur de frêles branches à peine sorties du tronc.

Ne les nommons pas, ils n'ont pas réussi à imposer leur identité, écrasés sous le poids des névroses familiales. Tous ont une pensée morcelée, taraudés entre le renoncement et la supplication, balbutiant comme des nouveau-nés ou des êtres à l'agonie. Ils s'accrochent à des images obsessionnelles, une barrette ornée de petites roses, un landau dans un tas d'ordures, un compotier rempli de pommes, l'aile cassée d'un oiseau, et ces idées fixes sont des étincelles dans l'écriture électrique d'António Lobo Antunes, des points de lumière vive dans la logorrhée inquiète. Beaucoup se sont réfugiés dans le silence, dans le ressassement, jusqu'à devenir étrangers à eux-mêmes, coupés de leur corps, allant jusqu'à se donner la main à eux-mêmes, et regarder leurs propres doigts en catimini : « Ils ressemblent aux miens mais est-ce que ce sont les miens ? Suis-je une, suis-je deux, rendez-moi à moi-même par charité... » Certains, enfin, se rebiffent contre leur destin, et alpaguent António Lobo Antunes au détour des pages. L'une peste contre cet écrivain qui « saute des phrases sans arriver à me suivre et qui noie dans un bassin les chatons de ce que je ressens pour se débarrasser de moi », l'autre prévient : « Est-ce que c'est un livre ? Si c'est un livre, je ne parle pas. » En colère contre ce démiurge qui les pousse à sortir d'eux-mêmes, alors qu'ils aimeraient se blottir, se cacher, disparaître pour toujours. En colère contre ce mys­tificateur qui leur cloue le bec quand ils voudraient crier. Va-t'en, reviens. Aide-moi, laisse-moi tranquille...

L'auteur puise dans ses souvenirs d'ancien psychiatre pour nourrir son oeuvre centrée sur le secours. Comment protéger autrui ? Comment se préserver d'autrui ? Entre ces deux questions, il danse, se terre, s'élève et fait chanter le silence, parce que « presque tout se produit en silence, dans la vie, même les cris ».

Le 12/04/2014 Marine Landrot - Telerama n° 3352

Aucun commentaire: